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mardi 24 octobre 2023

Qui sont les jeunes diplômé·es « bifurqueurs » ?

Françoise Morel-Deville
CGT FERC Sup syndicat ENS de Lyon

Face à l’urgence climatique, des étudiant·es « bifurqueurs » désertent pour être en phase avec leurs convictions écologiques. Malgré les résistances et l’inertie institutionnelle des grandes écoles, leur discours technocritique essaime. Les enseignant·es réfléchissent à « verdir » leurs programmes d’enseignement.

© Paola Breizh - flickr

Consentez – et vous êtes sain d’esprit – Contestez – et aussitôt vous êtes dangereux - Et mis aux fers. Emily Dickinson

Face au défi climatique, à l’érosion du monde vivant et à la surexploitation de la planète, les étudiant·es ingénieurs, à qui l’on a répété qu’iels étaient les élites de la nation et que les meilleures places leur seraient réservées pour bâtir le monde de demain, sont de plus en plus nombreux·ses à refuser l’héritage catastrophique laissé par leurs ainé·es. Iels remettent radicalement en question les enseignements traditionnels qui ne prennent pas en charge les enjeux environnementaux et continuent de promouvoir un comportement productiviste des plus toxiques, à l’origine de la crise climatique.

Huit étudiant·es d’AgroParisTech prononcent un discours radical lors de la remise de leurs diplômes le 30 avril 2022 [1]. Une vidéo, massivement relayée, affirme avec force ne pas vouloir contribuer à une agriculture qui « mène la guerre au vivant et à la paysannerie », et appelle à « bifurquer » de la voie royale toute tracée. Avant cela, en 2018, Clément Choisne, étudiant de Centrale Nantes, annonce « douter » [2]. Puis en 2019, deux polytechniciens refusent de travailler dans les grands groupes industriels qui ne transforment pas leurs modèles de production et de développement. Depuis, de nombreux étudiant·es de grandes écoles (Polytechnique, ENS Paris, Centrale Paris, Science Po, Ensat, Insa, HEC, etc.) décident de sortir des cadres, refusent ou démissionnent des jobs cautionnant un système destructeur [3]. A tel point que les grandes entreprises n’arrivent plus à attirer ces talents. Sourdes à leurs convictions, elles continuent à leur faire miroiter la promesse d’une vie de cadre supérieur, en rouage essentiel d’un culte morbide de l’argent et de la surconsommation. En réaction, les appels à déserter se multiplient. C’est ce phénomène qu’Arthur Gosset (diplômé de Centrale Nantes) appelle « rupture », dans son documentaire réalisé en 2021 [4].

Ayant diagnostiqué nos impasses environnementales et sociales actuelles et les transformations à opérer d’urgence, les bifurqueurs assument « obliger » leurs collègues à se positionner sur les enjeux écologiques et à désigner les responsables. Iels dénoncent les formations universitaires, figées dans le monde d’avant, qui les poussent à participer aux destructions en cours et à une crise de l’avenir qu’ils refusent, et appellent à déserter les « jobs destructeurs [5] », dont les ravages sont objectifs. Une révolte radicale en phase avec un système de valeurs et d’existence :
« Nous voulons trouver du sens, être motivés par une cause juste et « mettre nos nombreuses années d’enseignement public au service de combats qui servent le bien commun », écrivent les auteur et autrices du manifeste « Vous n’êtes pas seul·es ».

Tout le monde n’est pas d’accord sur l’ampleur du phénomène. La presse capitaliste de droite (Le Point, Les Échos, L’Opinion) fustige une poignée de marginaux contestataires ayant perdu le goût de l’effort, comme un aveu d’échec. Plus à gauche, la désertion serait le germe d’une contre-société [6]. En effet, il existe aujourd’hui tout un écosystème de collectifs, d’ateliers, de lieux communs et de discussions qui essaime autour de la désertion. Les invitations à témoigner lancées par des associations d’étudiant·es se multiplient un peu partout dans les grandes écoles et les universités.

Le corps enseignant identifie dans ce discours des bifurqueurs une « crise de confiance envers la science ». Certains sont ébranlés. D’autres réfléchissent sur la manière de concilier les impératifs environnementaux et les cartes de formation. Les institutionnels, eux, craignent pour la réputation de leurs établissements. En tout cas, le ministère de l’Enseignement supérieur a transmis le 3 juillet 2023 une note de cadrage et de préconisation pour former à la transition écologique les étudiant·es du 1er cycle, en écho au rapport de Jean Jouzel [7] remis à la ministre Frédérique Vidal, le 16 février 2022. Les équipes pédagogiques et les nouveaux vice-président·es en charge de la transition écologique et sociétale (VP Trees [8]) sont donc invités à « accélérer » le verdissement et/ou la création de nouveaux parcours de formation en vue d’une meilleure compréhension des enjeux des transitions environnementale et sociétale, à s’engager dans la diffusion des connaissances auprès des publics et des usager·es, et à fournir un effort d’exemplarité sur les campus en matière d’impact carbone.

Notre action syndicale peut-elle rester en dehors de cette mobilisation sur les enjeux de transition environnementale en cours dans l’ESR ? Comment peut-elle créer des ponts dans les établissements avec le militantisme de la cause écologique défendue par les « bifurqueurs » ? Comment articuler nos luttes avec les mutations radicales dont ces manifestations sont porteuses ? Seuls, le gouvernement et le Medef s’obstinent à snober Jean Jouzel [9] dans ses alertes à la communauté scientifique sur les conditions de co-habitabilité de la planète. Pour combien de temps ?


[1L’appel à déserter, lu le 30 avril 2022 par huit jeunes ingénieur·es AgraoParisTech à leur remise de diplômes, sera visionné des millions de fois sur les réseaux sociaux : https://www.youtube.com/watch?v=SUOVOC2Kd50&t=2s

[2Discours de Clément Choisne, prononcé le 30 novembre 2018 à la Remise des diplômes à Centrale Nantes : https://www.youtube.com/watch?v=3LvTgiWSAAE

[3Voir les lettres respectives de Jérémy Désir, Mathilde Wateau et Romain Boucher qui expliquent les raisons de leur démission.

[4Rupture(s), à voir sur SPICEE : https://www.spicee.com/content/ruptures-34651

[5En référence à « déserter pour ne pas désertifier », Greta Thunberg, novembre 2018 Skolstrejk för klimatet

[6Marine Miller, journaliste éducation au Monde et autrice de Révolte : enquête sur les jeunes élites face au défi écologique (Seuil, 2021).

[7Remise du rapport « Sensibiliser et former aux enjeux de la transition écologique et du développement durable dans l’enseignement supérieur ». Jean Jouzel : https:// www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/fr/remise-du-rapport-sensibiliser-et-former-aux-enjeux-de-la-transition-ecologique-et-du-developpement-83903

[8L’association nationale des vice- présidents et chargés de mission en charge de la transition écologique et sociétale des universités (VP-Trees) s’est formellement constituée le 2 septembre 2022. VP-Trees est en charge de la mise en place de la politique de développement durable dans les établissements.

[9Crise climatique : Jean Jouzel regrette « l’accueil glacial » du Medef, libération, Olivier, le 3 septembre 2023